Le sport respecte-t-il le principe juridique fondamental qu’est la liberté d’expression ? La question pourrait sembler incongrue tellement les valeurs dites universelles du sport semblent le placer au-dessus de ce genre de considérations. Et pourtant…
Thierry Braillard, Secrétaire d’État français aux sports déclarait récemment que « les signes religieux n’ont pas leur place sur un terrain de sport. L’uniformité des tenues sportives traduit l’universalisme des valeurs sportives. Peu de lieux peuvent s’enorgueillir de réunir autant de cultures, confessions, origines ou identités ».
En une phrase, il résume pourtant toute la difficulté de vouloir être bien-pensant dans ce domaine. Car le sport aurait-il vocation à imposer à tous et toutes une uniformité de penser, de croire, d’être ou de se vêtir ? Et si tel était le cas, comment cette uniformité saurait-elle être neutre et échapper à toute idéologie ? Ou plus simplement, le sport aurait-il la prétention de demander aux sportifs de n’exprimer aucune idée politique ou religieuse dans le cadre de leurs activités sportives ? Attend-on d’un athlète par exemple qu’il soit croyant avant et après une compétition mais surtout pas pendant ? Les règles du CIO ou de quelque fédération que ce soit primeraient-elles sur les droits fondamentaux dont ceux relatifs à la liberté d’expression ?
En France, cette liberté est garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789 qui prévoit que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
Ce principe a été repris dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, consacrant lui aussi le droit à la liberté d’expression, comprenant la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorité publique et sans considération de frontière. Et il est finalement également repris dans les articles 18 et 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH).
Elle jouit conséquemment d’une place particulière dans les libertés fondamentales qui justifie l’expression que retient la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour qualifier la liberté d’expression de « fondement de la démocratie ».
Alors certes, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu. Elle est susceptible de dérogations, comme le reconnaît l’article 10 §2 de la Convention européenne. Cet article stipule que « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
Elle se définit donc à travers ses restrictions comprises au sein de ce paragraphe, mais aussi par les dispositions de l’article 17 de la Convention européenne qui prohibe l’abus de droit de manière générale (diffamation, injures…).
Ces limites et ces restrictions doivent bien évidemment être prévues par la loi, c’est-à-dire par une règle générale, écrite ou jurisprudentielle, antérieure aux faits litigieux et suffisamment accessible et prévisible.
En outre, ces limites doivent correspondre à des « mesures nécessaires dans une société démocratique » (articles 10 §2 de la Convention européenne et 29 de la DUDH). L’adjectif « nécessaire » signifie qu’il doit être justifié par un « besoin social impérieux » et qu’il est contrôlé par les instances nationales, principalement juridictionnelles, puis par la CEDH.
La CEDH a toutefois toujours rappelé que les propos qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction de la population bénéficient aussi de la protection de l’article 10. Dit autrement, la restriction à la liberté d’expression est et doit rester exceptionnelle.
Alors comment justifier les restrictions générales à la liberté d’expression pesant sur le sport et les sportifs ? Quid par exemple de l’article 51.3 de la Charte du CIO qui stipule que « Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique » ?
Le monde du sport est pour le moins embarrassé. En sont pour preuves le fait que les Américains John Carlos et Tommie Smith, qui avaient levé leurs poings gantés de noir sur le podium de la remise des médailles du 200m des JO de Mexico en 1968, ont été suspendus de compétition et exclus des Jeux alors que leurs compatriotes sur le podium du 400m, Lee Evans, Larry James et Ronald Freeman, et leurs bérets noirs, n’ont pas été sanctionnés. La majorité des athlètes américains, noirs et blancs, qui arboraient à Mexico un badge portant l’inscription « Olympic project for human rights » pour protester contre les inégalités raciales, ne l’avaient d’ailleurs pas été non plus.
Et nous aurons tous récemment remarqué les athlètes voilées aux JO de Rio, les protestations contre les violences policières faites aux Noirs du joueur de NFL Colin Kaepernick et de certains de ses collègues aux USA lors de l’hymne national américain ou encore les procédures de l’UEFA contre le FC Barcelone pour le déploie- ment par certains de ses supporters de drapeaux catalans indépendantistes dans son stade.
En d’autres termes, que le monde du sport le veuille ou non, les sportifs sont aussi des citoyens à part entière. Ils ne sauraient donc perdre leurs droits à une liberté d’ex- pression pleine et entière sous prétexte qu’ils exercent leurs pratiques. En tout cas tant que ces limitations ne sont pas justi- fiées par les termes des articles 10 §2 ou 17 de la Convention européenne et 29 de la DUDH. Et tel ne nous semble pas être le cas.
En tout état de cause, on imagine mal que de telles interdictions générales édictées par les instances sportives puissent encore longtemps résister aux assauts des défenseurs des libertés fondamentales.
Autant donc que le monde du sport s’y prépare, qu’il ouvre le débat à ce sujet et qu’il accepte de faire place à la liberté d’expression tout en veillant à faire reculer le communautarisme que Thierry Braillard et d’autres semblent craindre. Car celui-ci naît à n’en pas douter plus du sectarisme que de la pluralité des débats.
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