C’est une révolution que vient peut-être d’enclencher le Conseil d’Etat, dans un arrêt daté, mais ce n’est pas une plaisanterie, du 1er avril 2019.
Dans cet arrêt qui concerne le joueur de rugby Scott Spedding, d’origine sud-africaine, le Conseil d’État valide, en effet, le dispositif mis en place par la Ligue Nationale de Rugby (LNR) dans le championnat professionnel français. Un dispositif qui vise à imposer aux clubs un nombre minimal de joueurs formés en France. Un dossier qui semble anodin, mais qui est en réalité explosif et dont les conséquences pourraient dépasser de très loin le milieu du rugby professionnel. Explications.
Limiter l’afflux de joueurs étrangers
La LNR poursuit un objectif clair. Elle veut endiguer l’afflux de joueurs étrangers dans les championnats professionnels français du Top 14 (Division 1) et de Pro D2 (Division 2). Il s’agit officiellement de « favoriser le développement de la formation des jeunes joueurs aux différents postes de jeu du rugby à XV en vue d’assurer le développement de ce sport et, par là même, la création d’un vivier de joueurs pour une équipe nationale compétitive ».
Dans la poursuite de cet objectif, le dispositif conçu par la LNR est double. La LNR crée, d’abord, un statut de « Joueur issu des filières de formation (JIFF) ». Et elle impose, ensuite, à tous les clubs concernés de maintenir un taux de « JIFF » supérieur à 40 % dans leurs effectifs de référence.
Cette politique devrait être alourdie au cours des années à venir. Si une équipe du Top 14 devait aligner 14 JIFF sur chaque feuille de match lors de la saison dernière, ce nombre passe à 16 cette saison et il devrait monter à 17 lors de la saison 2020/21.
Pour assurer le respect de cette nouvelle règle, la LNR a prévu un système tout à fait dissuasif. Les clubs récalcitrants se verront amputés d’une partie de leurs revenus. Et ils devront également acquitter une « pénalité sportive » qui prendra la forme d’un retrait de points au classement. Peu s’y risqueront.
Il ne manquait à cet ensemble qu’une épreuve judiciaire qui vienne en « tester » la solidité. C’est ce qui vient de se jouer, devant le Conseil d’Etat.
Un raisonnement (trop) simple
En 2018, le joueur Scott Spedding saisit le Conseil d’État contre cette règlementation, qu’il accuse d’empêcher son accès à l’emploi dans le championnat de France. Sa requête est rejetée une première fois en référé. Et une seconde fois à titre définitif, sur le fond cette fois-ci, le 1er avril 2019. Pour fonder sa décision, le Conseil d’Etat tient un raisonnement très simple, pour ne pas dire simpliste.
Il estime, d’abord, que les mesures de la LNR ne sont pas discriminatoires, puisqu’elles ne sont pas fondées sur la nationalité des joueurs. Il n’est pas interdit, en effet, à un jeune joueur étranger de venir suivre une formation en France, pour pouvoir bénéficier du statut de JIFF, et ainsi pouvoir être aligné en équipe professionnelle.
Par ailleurs, le Conseil d’État estime que « le seuil maximal par club de 16 joueurs non issus des filières de formation et autorisés à participer aux championnats organisés par la Ligue, progressivement réduit à 13 joueurs, et la moyenne minimale de 14 joueurs issus des filières de formation devant être inscrits sur les feuilles de match par saison, progressivement portée à 17 joueurs, demeurent proportionnés aux objectifs poursuivis ».
Trois questions au Conseil d’Etat
Cette argumentation pose trois questions. Sur le fond, on peut s’étonner que le Conseil d’Etat n’ait pas posé de question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne, pour ce qui constitue manifestement une entrave à la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union Européenne, qui est garantie par l’article 45 du traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).
Ensuite, la Commission européenne et la FIFA ont pris pour ce qui relève du football des dispositions qui vont dans le sens… inverse de la décision du Conseil d’Etat. Car, sauf exception, le transfert international d’un joueur de football de moins de 18 ans est interdit. Un mineur étranger ne peut donc pas venir se former en France, avant d’y être embauché. C’est une mesure de protection des mineurs tout à fait bienvenue. Mais cette protection ne s’appliquerait donc pas, selon le Conseil d’Etat, aux jeunes joueurs de rugby. Au contraire, ceux-ci seraient même poussés à venir, mineurs, en France pour être formés et bénéficier ensuite du statut de JIFF.
Enfin, le dispositif mis en place par la LNR est-il réellement « proportionné » ? Appliqué au football, il imposerait que…11 des 18 joueurs d’un club de Ligue 1 inscrits sur la feuille de match aient été formés en France. Au total, les mineurs ne pouvant pas être transférés sur le marché du football, 63 % des emplois de footballeurs professionnels en France se retrouveraient ainsi de facto réservés aux joueurs de nationalité française. Une proportion tout fait énorme.
« Protectionnisme sportif » ou « préférence nationale » ?
Cette décision du Conseil d’Etat surprend, donc, parce qu’elle va à l’encontre des règlementations européennes, qui ont été traduites dans le football, et dans le droit du sport, par le célèbre arrêt Bosman, daté du 15 décembre 1995.
Dans cet arrêt lui historique, qui a libéralisé les transferts de joueurs et changé le visage du football mondial, la Cour de Justice de l’Union européenne établissait en effet formellement qu’elle: « (…) a également considéré que l’ensemble des dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes visent à faciliter, pour les ressortissants communautaires, l’exercice d’activités professionnelles de toute nature sur le territoire de la Communauté et s’opposent aux mesures qui pourraient défavoriser ces ressortissants lorsqu’ils souhaitent exercer une activité économique sur le territoire d’un autre État membre » (point 94).
Et que: « Des dispositions qui empêchent ou dissuadent un ressortissant d’un État membre de quitter son pays d’origine pour exercer son droit à la libre circulation constituent, dès lors, des entraves à cette liberté même si elles s’appliquent indépendamment de la nationalité des travailleurs concernés ».
Or, le Conseil d’État vient, bel et bien, de valider une nouvelle règlementation qui prévoit que si un joueur n’a pas été formé en France, il ne pourra exercer son activité que s’il rentre dans le quota de 37 % des « non JIFF » autorisés à être inscrits sur une feuille de match de Top 14 ou Pro D2. Par ailleurs, le point 104 du même arrêt stipulait que: « (…) les règles relatives aux transferts constituent des entraves à la libre circulation des travailleurs interdites, en principe, par l’article 48 du traité (aujourd’hui 45 TFUE). Il n’en irait autrement que si ces règles poursuivaient un objectif légitime compatible avec le traité et se justifiaient par des raisons impérieuses d’intérêt général. Mais encore faudrait-il, en pareil cas, que l’application desdites règles soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ».
Ainsi, restreindre la liberté de circulation des travailleurs n’est possible que pour des « raisons impérieuses », qui doivent servir l’« intérêt général » et ne pas aller « au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ». Ces conditions sont-elles réunies en l’espèce ? On peut en douter.
Cette remise en cause des principes établis par l’arrêt Bosman constitue une inflexion majeure de la jurisprudence française.
Cette décision du Conseil d’Etat annonce peut-être, on peut le penser en tous cas, la naissance d’un « protectionnisme sportif » en Europe. A moins qu’il ne s’agisse, et ce serait beaucoup plus préoccupant, d’une politique de « préférence nationale ». Bien loin, si loin, des logiques du sport.
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