Pourquoi une décision de la Commission européenne peut casser le monopole des fédérations sur l’organisation des compétitions
Deux patineurs de vitesse sont-ils en train de faire glisser le sport dans une nouvelle ère ? La Commission européenne vient de sommer leur fédération de les laisser concourir à d’autres compétitions que les siennes. Une remise en cause du pouvoir fédéral qui pourrait faire tâche d’huile.
L’univers du sport est-il à la veille d’un «big bang» dévastateur pour la toute-puissance des fédérations ? La question se pose depuis que l’Union européenne a ouvert il y a quelques jours une brèche dans leur monopole sur l’organisation des compétitions, au nom de la libre concurrence. Que s’est-il passé ?
Le 8 décembre, à Bruxelles, la commissaire européenne à la concurrence a donné raison à deux patineurs de vitesse néerlandais, le champion olympique Mark Tuitert et le champion du monde par équipe Niels Kerstholt, qui contestaient le règlement de la Fédération internationale de patinage (ISU) leur interdisant de participer à des épreuves organisées par des tiers, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu’à l’exclusion à vie des JO et des Mondiaux.
Pour la commissaire, la Danoise Margrethe Vestager, ce règlement enfreint le droit à la concurrence dans l’UE. Les sanctions infligées par l’ISU aux patineurs «servent aussi à préserver ses propres intérêts commerciaux et empêchent d’autres organisateurs de monter leurs propres événements», a-t-elle martelé. Elle a donc donné 90 jours à l’ISU pour mettre un terme à son «comportement illégal», faute de quoi elle sera mise à l’amende. Sans cacher son «espoir» de créer un précédent pour tous les autres sports. L’UEFA, par exemple, pourrait craindre en théorie la création d’une Ligue des champions «bis».
Décryptage d’une décision lourde de conséquences potentielles avec Thierry Granturco, avocat à Paris et Bruxelles, spécialiste du droit du sport.
«L’offensive de la Commissaire européenne à la Concurrence contre le règlement de la Fédération internationale de patinage annonce-t-elle vraiment une révolution des compétitions sportives, ou parler d’un “nouvel arrêt Bosman” est-il au minimum prématuré à ce stade ?
La décision de la Commission européenne est susceptible de recours devant le Tribunal de Première instance de l’Union européenne. La décision n’est donc pas encore définitive. Toutefois, elle ne devrait pas surprendre les spécialistes. Car la décision de la Commission européenne est en droite ligne avec les jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) de ces dernières décennies et conforme aux avertissements qu’avait déjà donnés la Commission européenne par exemple à la FIA pour la F1 et à la Fédération européenne d’équitation pour ce qui relevait, déjà, de l’organisation de compétitions par des acteurs privés. [Dans ce dernier cas, la Fédération européenne d’équitation a amendé son règlement, début 2017, sous la pression d’une enquête de la Commission européenne qui faisait suite à une décision de l’Autorité belge de la concurrence. A l’origine de la plainte : le propriétaire américain de l’Olympique de Marseille, Frank McCourt, entré en 2014 au capital d’une société d’organisation de concours de saut d’obstacle.]
Quels sont les arguments des instances européennes ?
Pour faire simple, la Commission européenne comme la CJUE estiment qu’il est indéniable que le sport est devenu un secteur économique à part entière. Conséquemment, elle estime que les fédérations sont ce qu’on appelle en droit de la concurrence des associations d’entreprises, que les clubs sont des entreprises et que les sportifs professionnels sont des travailleurs. Cela fait donc des décennies qu’elle avertit les acteurs du sport professionnel qu’ils doivent se comporter comme n’importe quel autre opérateur économique et qu’ils doivent se soumettre au droit – entre autres – de la concurrence.
Les fédérations sportives ont préféré réagir en demandant une exception sportive, à savoir une dérogation de l’application de ces règles à leurs pratiques, plutôt que d’essayer de s’adapter. C’est une stratégie qui est vouée à l’échec. Quelqu’un doute-t-il encore, par exemple, que le foot professionnel soit devenu un véritable business ? En tout cas pas la Commission européenne et certainement pas la CJUE qui a déjà été très claire à ce sujet.
La Fédération internationale de patinage a répondu à la Commission européenne
Dans quels autres sports que le patinage la fin du monopole des compétitions aurait-elle des conséquences majeures, sachant qu’il existe déjà des exhibitions au tennis, des critériums cyclistes et des tournois estivaux en football ?
Potentiellement dans tous les sports. Qu’est-ce qui pourrait empêcher demain un organisateur privé de créer une compétition fortement dotée financièrement, de s’assurer de sa retransmission par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou des diffuseurs plus traditionnels, et de concurrencer une fédération nationale, européenne ou internationale ?
La décision de la Commission européenne dit, à juste titre, que des sanctions qui viseraient à restreindre la capacité des clubs ou des athlètes à y participer serait illégale. Demain, ce seront les calendriers ou les règlements de compétitions qui seront attaqués s’ils devaient s’avérer ne laisser aucune place à la concurrence. Donc, dit autrement, partout où il y aura un intérêt économique à organiser des compétitions privées, celles-ci s’organiseront. Le marché s’adaptera de lui-même. C’est la philosophie de la concurrence telle qu’elle est régulée au sein de l’Union européenne.
Ces règles valent pour Google, sévèrement sanctionné par la Commission européenne, comme nous l’avons vu récemment, cela vaut pour tous les secteurs économiques et cela vaut dorénavant pour les fédérations et le secteur économique du sport.
La “libéralisation” des compétitions ne ferait-elle pas de l’argent le seul arbitre du calendrier sportif en réservant les meilleures d’entre elles à l’élite, aggravant la tendance illustrée en football par la Ligue des champions ?
C’est possible. Car à partir du moment ou le monopole des fédérations sportives disparaît ou est pour le moins affaibli, et qu’une place est laissée aux opérateurs privés, ceux–ci vont nécessairement chercher à rentabiliser leurs compétitions. En essayant d’attirer les clubs ou les sportifs et sportives les plus bankables. Mais, ceci étant dit, n’est-ce pas déjà le cas ? La FIFA, l’UEFA, le CIO et leurs cousines fédérations européennes ou internationales, ne courent-elles pas aussi désespérément après les profits ? La Ligue des Champions à laquelle vous vous référez, n’est-elle pas déjà une ligue quasi fermée ?
Je suis d’avis que dans beaucoup de disciplines, nous avons déjà franchi la barrière séparant le sport activité-ludique, du sport activité-business. Un point de vue pourrait donc être que cette décision de la Commission européenne, ne fait en réalité qu’introduire de la concurrence dans le sport business.
A l’été 2015, la Fédération américaine de football (soccer) avait déplacé des quarts de finale de Coupe des Etats-Unis pour permettre au Los Angeles Galaxy et aux New York Red Bulls de participer à la rémunératrice International Champions Cup. Voilà sans doute une attitude qui aurait enchanté la Commissaire européenne à la concurrence, non ?
Oui effectivement. Comme je le disais auparavant, la Commission européenne porte également un intérêt aux règlements et calendriers des compétitions derrière lesquels pourraient aisément se cacher des pratiques commerciales restrictives.
Que la FIFA, par exemple, ait le monopole de l’organisation des compétitions internationales de football n’est pas condamnable en droit. Mais qu’elle abuse de ce monopole est par contre illégal. Or, abuser de son monopole pourrait par exemple consister à remplir le calendrier des équipes nationales et des clubs de telle manière à ce qu’aucun organisateur privé de compétitions ne puisse s’introduire sur le marché. Puisqu’aucune date ne serait disponible. On peut arriver au même résultat avec un règlement qui dirait par exemple qu’un délai de 15 jours minimum est nécessaire entre deux compétitions internationales. Du coup, sans remplir le calendrier, on empêche pour autant les organisateurs privés de trouver des dates pour leurs compétitions.
Donc ce qu’à fait la MLS en 2015 va effectivement dans le sens de ce que recherche la Commission européenne.
Quels pouraient être les aspects positifs d’une possible dérégulation, hormis les gains financiers qu’elle représenterait pour les clubs ou sportifs les plus demandés ?
Là est toute la question ! L’essence de nos règles de concurrence, est que leur existence se justifie in fine par la recherche de l’intérêt du consommateur. Grosso modo, plus vous avez de concurrence, plus celle-ci profite aux consommateurs en ce que ceux-ci auront de meilleurs services ou produits – la concurrence poussant les acteurs économiques à proposer sans cesse mieux à leurs clients – et plus les prix auront vocation à diminuer.
Dans le cas présent, nous pouvons conclure que la fin du monopole des fédérations sur l’organisation des compétitions, aura pour conséquence d’en augmenter le nombre. Est-ce que cela augmentera pour autant leur qualité et leur prix pour les spectateurs et les téléspectateurs ? Il n’y a rien de moins sûr.»
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