Alors que le mercato estival ouvre ce vendredi, une procédure en cours à la Commission européenne menace l’existence même du système actuel des transferts. Le patron de l’UEFA lui-même a récemment ouvert la porte à une réforme qui changerait le visage du football professionnel.
Le marché estival des transferts, qui ouvre ce vendredi 9 juin en France, est devenu la pierre angulaire du football européen. Au cours des trois prochains mois, les clubs du Big 5 vont dépenser des sommes astronomiques (l’été dernier, ils ont investi un total de 3,7 milliards d’euros) pour se constituer l’effectif le plus compétitif possible, tenant en haleine les médias et les amateurs de ballon rond du monde entier.
La grande braderie biannuelle des footballeurs est tellement familière qu’elle est devenue une évidence, une situation qui semble avoir toujours existé et destinée à perdurer indéfiniment. Pourtant, le système des transferts tel qu’on le connaît est menacé de manière très concrète. En septembre 2015, le syndicat mondial des footballeurs (la FIFPro) a déposé, dans une relative indifférence, une plainte auprès de la Commission européenne contre un système jugé «anticoncurrentiel, injustifié et illégal.»
Le but de cette procédure ? Mettre fin aux transferts payants de joueurs, ce qui entraînerait le changement le plus radical que le football professionnel ait connu depuis l’arrêt Bosman. Et comme pour la décision de 1995, qui avait libéralisé le marché en mettant fin aux indemnités de transfert pour des joueurs en fin de contrat, la FIFPro a décidé de passer par la justice pour se faire entendre, après avoir essayé en vain de négocier avec la Fifa et l’UEFA, les ligues et les clubs professionnels.
«Il faut penser aux joueurs en tant qu’êtres humains qui ont des droits.»
Le syndicat, qui représente 60 000 footballeurs professionnels, estime que la liberté de circulation des joueurs, protégée par le droit européen, est fortement entravée par le fait que les clubs puissent réclamer de l’argent en échange d’un footballeur sous contrat.
«Essayez de transposer cette situation à votre vie, expose Stefan Szymanski, économiste du sport mondialement réputé ayant rédigé un argumentaire de 20 pages pour soutenir la plainte de la FIFPro. Je suis votre employeur et je vais décider quand vous pouvez quitter votre entreprise et quand vous ne le pouvez pas, je vais décider du montant des sommes échangées sur votre dos et je vais prendre toutes ces décisions sans vous consulter. Vous seriez fou, vous feriez la révolution, vous iriez voir la justice européenne ! Il faut oublier qu’on parle de football et penser aux joueurs en tant qu’êtres humains qui ont des droits.»
Bien sûr, ce problème ne se pose pas à des joueurs comme Cristiano Ronaldo ou Lionel Messi, qui ne se font à l’évidence pas exploiter et retirent d’immenses bénéfices de leur travail. Mais les deux superstars sont une exception : près de la moitié des footballeurs gagnent moins de 945 euros par mois et nombre de ceux qui évoluent en dehors des grands Championnats ne sont pas payés à temps et font face à des pressions et harcèlement en tout genre.
Même parmi l’élite, certaines situations posent question. Quand l’Atlético de Madrid fixe une clause libératoire de 100 M€ pour Jan Oblak, soit un montant deux fois plus élevé que le record historique de transfert pour un gardien (Gianluigi Buffon de Parme à la Juventus pour 53 M€), difficile de ne pas y voir une entrave flagrante à la liberté de circulation du travailleur.
Selon la FIFPro, le système actuel comporte un autre problème de taille : il est anticoncurrentiel parce qu’il donne un pouvoir disproportionné à une poignée de grands clubs qui sont les seuls à pouvoir s’offrir les meilleurs joueurs du monde. «Ce sont toujours les mêmes clubs qui gagnent les grandes épreuves, ce qui leur assure des revenus supplémentaires, constate Philippe Piat, président du syndicat mondial. Avec cet argent ils achètent les meilleurs joueurs, avec les meilleurs joueurs ils ont les meilleurs publics et les meilleurs revenus de droits télé».
Une situation d’autant plus problématique que les règles actuelles, entrées en vigueur en 2001 au terme de négociations houleuses entre la Commission européenne et la Fifa, ont été créées dans le but théorique de participer à l’équité des compétitions et au principe de solidarité et de redistribution de l’argent vers les clubs formateurs et vendeurs.
Quelles sont les chances de voir la procédure actuelle déboucher sur une révolution du football professionnel ? «Les arguments de la FIFPro ne me semblent aujourd’hui pas assez robustes pour remettre en cause le système, estime Jean-François Brocard, maître de conférences en sciences économiques à l’université de Limoges. Elle a raison quand elle dit qu’il n’y a pas de ruissèlement des sommes vers le bas : 72% des indemnités payées par les clubs de Premier League en 2014 restaient en Premier League. Mais rien ne prouve que c’est le système des transferts lui-même qui crée ces inégalités.»
«Les règles actuelles ont créé un monopole d’une vingtaine de clubs qui gagnent toutes les compétitions»
Thierry Granturco, avocat spécialisé dans le droit du sport, est lui aussi partagé. «Les règles actuelles ont créé un monopole d’une vingtaine de clubs qui gagnent toutes les compétitions et on peut le regretter, estime-t-il. Mais le monopole en soi n’est pas interdit, c’est l’abus de situation de monopole qui l’est. Y a-t-il eu abus ? Ça se plaide, pour parler en langage d’avocat. En revanche, le reste du discours de la FIFPro n’est pas très audible juridiquement.
Celui qui a participé aux négociations de 2001 pointe surtout le grand saut dans le vide que représenterait la fin des transferts. «La FIFPro ne fait pas de vraie proposition alternative, alors que c’est toute l’économie du foot mondial qui est basée sur ce système, analyse-t-il. Si l’on y met fin, on reviendrait à des équipes moins performantes qu’aujourd’hui car elles ne pourront acheter que des joueurs en fin de contrat, donc un spectacle moins attrayant qui pourrait entraîner une baisse des droits télé et tout ce qui s’ensuit.»
Un argument qu’a du mal à comprendre Stefan Szymanski. «Il faut faire les choses dans l’ordre. D’abord, établissons que le système actuel est illégal et doit être aboli parce qu’il viole les droits des personnes, s’emporte l’économiste à qui le sujet tient visiblement très à cœur. Ensuite, la question est : le ciel va-t-il nous tomber sur la tête ? Non, parce qu’on sait qu’il y a beaucoup de manière de faire marcher le système. Les Américains ont un système qui fonctionne parfaitement tout en garantissant les droits des joueurs. Enfin, il y aura une négociation entre les clubs, les instances dirigeantes et les joueurs.»
Il faudra encore attendre de longs mois avant de voir la Commission européenne, qui fait l’objet de «pressions de la part des grands clubs et même des chefs d’Etat» selon Philippe Piat, se prononcer sur un sujet aussi sensible. Si elle accepte la plainte, un nouveau cycle de négociations s’ouvrirait pour créer de nouvelles règles. Dans le cas contraire, la FIFPro a l’intention de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Mais la Fifa et l’UEFA, prises de court par une décision de justice qui les avait forcées à revoir complètement leurs règles après l’arrêt Bosman, pourraient cette fois-ci décider de bouger avant d’y être contraintes. «Nous devons examiner de nouveaux mécanismes tels que […] les limitations dans les effectifs et des règles de transfert équitables, afin d’éviter l’accumulation de joueurs et la concentration excessive de talents au sein de quelques équipes, a déclaré Aleksander Ceferin, patron de l’UEFA, en mars. Nous devons évaluer si le marché des transferts tel qu’il fonctionne aujourd’hui est le meilleur de ce que nous pouvons faire. Nous ne devons pas avoir peur de le toucher.» L’ouverture du grand chantier des transferts n’a jamais semblé aussi proche.
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